Tiré du livre de Fernand Picard (le père de la 4cv) L'Epopée de Renault
"24 octobre 1944.
Louis Renault est mort. il s'est éteint ce matin à 8h15 dans la clinique des Frères Saint-Jean-de-Dieu, ou il avait été transporté il y a deux jours dans un état désespéré. Il est mort seul sous l’œil indifférent d'un infirmier. Ni famille, ni ami, n'était présent pour l'assister dans ses derniers instants. Ainsi s'achève dans l'isolement la vie d'un des hommes les plus puissants du siècle. Les erreurs de ses dernières années n'entachent en rien la grandeur de son œuvre. Avec une énergie indomptable, une volonté sans défaillance, il a bâti un des plus grands empires industriels d'Europe. "
"Cet homme dur, presque inhumain tant il était volontaire, n'a jamais eu qu'une passion : son usine. Rien d'autre ne comptait pour lui. Il ne pouvait s'éloigner d'elle. Il ne vivait que pour elle. Il ne jugeait et n'appréciait les hommes qu'en fonction de ce qu'ils pouvaient lui apporter, non à lui , à elle.
Les erreurs des quatre dernières années, c'est pour la garder qu'il les a commises. il n'aimait pas les Allemands. (Il l'a prouvé en 14/18) Pourquoi les aurait-il aimés, lui qui n'a jamais personne ? Mais il craignait qu'ils ne lui prennent ses machines, qu'ils ne lui réquisitionnent ses ateliers. Devant cette crainte, il était aussi faible qu'un enfant. Il leur a tout cédé pour pouvoir tout conserver, et il a tout perdu...
Né dans l'action, il est toujours demeuré un homme d'action. Aucun obstacle n'a jamais exsisté pour lui. Il ne tolérait aucune résistance, pas plus celle des hommes que celle de la matière. Un échec ne faisait que renforcer sa volonté. il serrait les dents et persévérait. Une loi le gênait-elle? Il passait outre. Un homme se mettait en travers de son chemin? Manœuvre ou ministre, il le brisait ou l'achetait. De sa vie, pour toute philosophie, il n'avait retenu qu'un immense mépris des hommes, et une confiance absolue dans sa toute puissance et son infaillibilité. Il ne tolérait aucune oppositions et n'acceptait pas la discussion. Une décision prise, personne ne l'en aurait fait démordre. Pour lui non plus, impossible n'était pas français.
Sa culture générale était faible, il ne lisait pas. Aucun art ne l'intéressait. Aucune science. Il ne trouvait de distraction à son usine que dans son domaine D'Herqueville, avec ses fermiers et ses bêtes. Il changeait d'esclave, mais pas de méthode.
Je pense que, finalement, le manque d'esprit critique a été une de ses grandes chances de réussite. Plus savant, il aurait moins osé. S'il avait entrevu toutes les difficultés qu'il affrontait, peut-être aurait-il hésité avant d'entreprendre. Il y a quelques mois il me disait, agitant les mains :
"Quand je veux aller là, je ne cherche pas à savoir combien de temps ont mis ceux qui ont cherché à y aller avant moi, et s'ils y sont arrivés. Je marche tant que je peux marcher, et j'arrive...."
En une phrase, tout sont secret. Cet homme puissant, à qui rien ne résistait, n'a pourtant pas été un homme heureux, malgré ses centaines de millions, ses usines, ses châteaux, ses yachts, ses voitures, ses maitresses. A aucun moment il n'a su trouver un terme à ses appétits de puissance, d'extension, de domination. Même dans les plus petites choses, il cherchait la difficulté. Il n'était satisfait de rien.
Et puis surtout, il n'a jamais su trouver un ami fidèle. Toute sa vie il a été un solitaire. Sa famille (hormis peut-être son frère Marcel) , son fils même en qui il mit longtemps tous ses espoirs, n'étaient que des apparences de famille et de fils. On le sentait à travers ses difficultés d'expression. Il ne savait pas éveiller la sympathie. On pouvait l'admirer, on ne pouvait l'aimer. Devant lui personne n'était indifférent. On l'admirait ou on le détestait. Sa façon de traiter les hommes faisait qu'il y en avait beaucoup plus pour le détester que pour l'admirer. Je l'admirais. Je ne veux ce soir, retenir que son œuvre grandiose, sans chercher à savoir pourquoi et comment il l'a édifiée. C'est à l'ouvrage que l'on juge l'ouvrier. Il laisse au pays une des plus grandes entreprises industrielles. J'ose espérer que, devant la mort, nombre de rancunes qui le poursuivaient jusque dans sa cellule s'apaiseront, qu'on ne cherchera pas à salir sa mémoire, (raté) que ses plus féroces ennemis méditeront sur la tristesse et la misère de sa fin et jugeront que la peine a dépassé suffisamment les fautes pour ne retenir que ce que sa vie a eu de grandeur.
Quel portrait ! Heureusement qu'il l'admirait !